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« La vie, à quoi ça tient ? Une question simple en apparence. Une question existentielle. Une question universelle. J’imagine que cette idée, même fugace et fugitive, vous a tous traversé l’esprit, au moins une fois au cours de votre existence… Dans le cas contraire, un peu de patience, c’est imminent !
Métissage du corps et du cœur, héritage de sons et de couleurs… Mon existence a pris naissance sur les deux rives de la mer blanche intermédiaire,
[1] la mer méditerranée. Un franco-italien d’origine marocaine, un marocain d’origine franco-italienne, que sais-je encore ? Poursuivez la liste si ça vous amuse… Les nations, quelle importance ? La médiocrité nous y attache, l’Islam nous en détache. Le métissage n’est pas une fin en soi, il est simplement l’une des routes que l’on suit pour arriver à destination…
La vie, à quoi ça tient ? Aujourd’hui encore, cette idée s’est frayée un chemin à travers les méandres de mes pensées. Aujourd’hui encore, elle frappe à ma porte. Aujourd’hui encore, je lui ouvrirai…
France, 1970.
En ce mois de janvier, l’air est glacial mais ni plus ni moins qu’à l’accoutumée. D’ailleurs, personne ne semble particulièrement troublé. Les passants se croisent, souvent sans un regard, sans un bruit. Le froid semble les avoir envahis. Pourtant, parmi cette multitude, il est un homme dont le corps et le cœur sont saisis à vif. Un manque d’habitude sûrement…
Qui est-il ? D’où vient-il ? Où va-t-il ? Nul ne le sait encore… Et personne ne se le demande, pas même lui. Il sait simplement qu’il vient de quitter sa terre natale, pour un ailleurs dont il ne rentrerait jamais. Une éducation autonome, un père parachuté haut fonctionnaire par les colonialistes français (protectionnistes, pardon !), un asthme qui l’empêche de vivre dans cette ville marocaine qui l’oppresse physiquement (tout un symbole) : pêle-mêle, voilà quelques-unes des raisons de son départ. Voilà donc quelques-unes des raisons de ma naissance. Celui qu’aujourd’hui, nous surnommons affectueusement « Rahho ». Mon père…
Vingt ans. Je t’imagine fier, enthousiaste, passionné, orateur, excessif, meneur, révolté, bouleversant, rêveur, bouleversé, vivant tout simplement. La vie t’a élevé et tu lui ressembles. Tu es plein de certitudes et tu veux révolutionner le monde. Un idéaliste, voilà ce que tu es ! Un idéaliste, voilà ce que tu resteras…
France, 1971.
Tu as quitté le Maroc. Tu y as laissé tes proches, tes amis, ta famille, une partie de ton cœur… Tel un arbre élagué qui poursuit sa course vers le ciel avec plus d’aplomb et une force régénérée, ton cœur « amputé » s’en est trouvé renforcé. Libre arbitre et prédestination… « Maktoub »,
[2] un mot magique, presque mystique, qui permet à une communauté de résumer cette équation insoluble qu’est la Vie. Quoiqu’il en soit, nul ne saura jamais la profonde raison de ton exil en France mais ici-même tu as rencontré la Vie justement, l’Amour, la Moitié de ta Foi. Celle qu’aujourd’hui, nous surnommons affectueusement « Mamma Corsica » malgré (ou peut-être à cause) de ses origines italiennes. Ma mère…
Le paradoxe et la beauté d’une Union. Vous n’avez cure des obstacles qui se présentent pour briser une unité naissante et ces insignifiantes poussières sont effacées d’un revers de la main, par la jeunesse et la vigueur de votre Amour. L’avenir vous appartient…
L’avenir, justement parlons-en ! Ou plutôt, le passé… Le nord italien ne lui prédisait rien de bon dans ces années 20. Mon grand-père, auquel je ressemble parfois sur les rares photos que j’ai de lui, avait décidé de tenter sa chance en France. Je n’ai jamais compris pourquoi… Seul, parmi de nombreux frères et sœurs, il a franchi cette frontière naturelle que sont les Alpes et s’est établi comme maçon, la puberté à peine achevée… J’aurais aimé le connaître mieux, mais j’observe ma mère et bien souvent, en arrière-plan je le devine. Tout autant que je devine ma grand-mère, de famille bien ancrée dans le « terroir » français… Ce furent les éducateurs de ma mère, cette littéraire autodidacte des travaux manuels, talentueuse et modeste, altruiste au plus haut point tout autant que travailleuse infatigable. Qu’Allah la récompense pour les bienfaits qu’elle distribue tout autour d’elle.
France, 1975.
Vous partagez vos vies, votre vie même car vous n’êtes plus qu’Un. « 1+1=1 », la curieuse équation du bonheur… Le bonheur décuplé, c’est un enfant qui naît. Mon frère…
Un vrai petit Parisien ! Si, je vous assure qu’il y est né, c’est marqué sur sa carte d’identité… N’en déplaise à certains ! La France… Elle change, elle bouge, elle est de toutes les couleurs pour notre plus grand bonheur, du moins on en rêve. Le bonheur, il est dans les yeux et dans le cœur de ses parents… La vie s’accordera désormais aux sons de ce nouveau-né !
Maroc, 1978.
Chamboulement. Autre lieu, autre temps. La vie réserve bien des surprises. Avez-vous hésité à franchir le détroit de Gibraltar, maigre séparation (tant convoitée) entre l’Europe et l’Afrique ? Je ne vous ai jamais posé la question. Je ne la poserai jamais d’ailleurs… « Le passé doit être un ornement, pas un fardeau », se plaît à répéter un frère de cœur ! Impoli, je le suis puisque je parle de moi sans m’être présenté… La famille s’agrandit au crépuscule de l’été. Un casablancais de naissance, le « petit dernier ».
De ces premières années de ma vie, je vous avoue à regret que les souvenirs sont inexistants… A moins que certaines anecdotes ou photographies m’aient permis de matérialiser des images enfouies au fond de mon âme ?! Il paraît que j’y ai au moins pris goût pour la gastronomie marocaine, grâce à ma « nounou » de l’époque. Merci à toi pour tes petits soins à mon égard !
France, 1981.
Je pourrais reprendre la même prose quant aux surprises de la vie, au détroit de Gibraltar, au passé qui doit être un ornement… Rassurez-vous, je ne le ferai pas ! Simplement, après quatre années passées au Maroc, la rupture est brutale et la cassure, définitive. Les idéaux sont révolus tout autant que la révolution reste un idéal… Elle n’aura pas lieu, à tout jamais. Fuir pendant qu’il en est encore temps, fuir avant que LE poisson pourri ne gangrène tout le panier.
Quelques destinations s’offrent à nous. […]
Finalement, ce fut le 92
[3] (9-2 dirait-on aujourd’hui) !
Je ne m’embarrasse pas de votre avis et c’est avec un ridicule assumé et un sourire sincère que je me plais à taquiner quelques amis en qualifiant ma ville de « plus belle ville du monde » ! J’y ai grandi non ? Rien que pour ça, la ville vaut le détour. Elle a accueilli l’essentiel de mes jeux, de mes joies, de mes peines. Elle est chargée de souvenirs… La rivière par exemple, ça vous dit quelque chose ? Demandez à Rahho… Les yeux pétillants de bonheur, il vous en parlera et des sanglots muets de nostalgie lui déchireront le cœur… Mais fier comme un « ogre de berbérie », il n’en laissera rien paraître. La rivière, c’est une longue histoire… Toujours est-il que nous la franchissons chaque jour qui passe ! Merci.
Je ne peux me résoudre à refermer ce chapitre. Je pense encore à « ma » première adresse de « banlieusard »… Le début de l’école et de la cantine, un vrai bonheur : sans ironie bien sûr, ce n’est pas mon genre !
Les souvenirs sont tous là, au bout de mes doigts prêts à virevolter avec fougue sur ce clavier. Un à un j’ouvrirai les coffres stockés dans mon grenier à souvenirs. Ine cha Allah…
[4]D’ici là, n’oubliez pas, le bonheur est à portée de mains et la vie n’attend pas.
À bon entendeur, salam,
[5] paix, pace. »
Une sorte de concours d’écriture, se voulant « prétexte à l’échange », a été organisé par un site internet qui, le 5 mars 2010, a publié ce magnifique texte
[6] de l’un de mes fils
[7] intitulé « Portrait de famille ».
Flots de pensées.
Averses d’images.
Afflux de sensations.
Me voilà accompagnant mes enfants à l’école.
[8]L’eau coulait le long du trottoir.
Je les tenais chacun par une main et d’un saut, nous traversions la « rivière » pour passer à l’autre rive.
Je leur contais une histoire et l’eau qui coulait le long du trottoir, c’était la « rivière » au bord de laquelle il nous arrivait de nous mettre accroupis, les doigts dans le liquide, pour sentir le courant.
Aujourd’hui, il m’arrive de m’arrêter devant la « rivière » et de sentir les mains de deux enfants dans les miennes.
Des mots reviennent.
J’entends les voix qui montent de la cour de récréation de l’école.
Parfois, des larmes remplissent mes yeux.
[9]Ces « larmes sont-elles des perles de la pensée, comme la rosée après une nuit noire : l’ultime de ce qu’un homme a pu ressentir et penser et que sa plume n’a pas pu traduire en mots ? »
[10]Les saisons succèdent aux saisons.
Alternance du jour et de la nuit.
Allah répartit le temps entre Ses créatures.
Au domicile, mon épouse
[11] affairée chantonne.
Nos enfants l’ont toujours surnommé la « fourmi ».
Nous étions étudiants lorsque nous nous sommes mariés.
Après la naissance de notre premier fils, nous nous sommes installés au Maroc,
[12] où nous avons eu notre deuxième fils.
[13]Peu de temps après, nous sommes retournés en France où nous sommes toujours.
[14]« Une autre vague vient par-dessus la première et fulgure. Étincelle et ruisselle d’une vie nouvelle. Sans nombre, débordant par delà les rives du temps, de l’éternité à l’éternité, d’autres vagues naissent et meurent, se couvrant et se renouvelant, ajoutant leur vie à la vie.
D’aussi loin qu’on les entende, toutes ont la même voix, répètent le même mot : paix, paix, paix. »
J’avance dans l’impermanence de la vie ici-bas, vers la permanence de l’au-delà.
[15]